On n’est pas des robots

Cécile Cuny, Nathalie Mohadjer et Hortense Soichet

Nathalie Modhadjer, série Dietzenbach Nord, zone industrielle de Dietzenbach Nord, Frankfurt, Allemagne, 2017 © Nathalie Modhadjer

La logistique consiste à organiser l’entreposage et le transport des matières premières, des composants pour l’industrie et des marchandises depuis leurs lieux de fabrication jusqu’à leurs lieux de consommation. L’image du « flux tendu » et les promesses de sa digitalisation présentent cette activité comme un écoulement continu et autorégulé de marchandises. Or les entrepôts constituent des points de passages obligés pour pouvoir contrôler, stocker, dégrouper, préparer et réexpédier les marchandises vers leur destination finale. Ces activités sont effectuées par des agents de tri, caristes, agents d’expédition, agents de réception, manutentionnaires, magasiniers ou pickers. Ces métiers représentent 13 % des emplois ouvriers en France, 17 % en Allemagne. Ils sont principalement localisés dans des zones logistiques, à la périphérie des grandes agglomérations.

Souvent décriées pour leurs pollutions environnementales, les zones logistiques sont l’œuvre d’acteurs concrets. Des années 1970 aux années 1990, les implantations logistiques ont majoritairement lieu au sein de zones industrielles préexistantes. Les terrains, acquis et réhabilités par des sociétés d’aménagement publiques, sont disponibles pour tout type d’implantation d’entreprises. Le rôle des autorités municipales se limite à la signature des permis de construire.

Durant les années 1990, émerge un marché immobilier dominé par de grandes firmes internationales (Prologis, Global Logistic Properties, Goodman, Segro). Ces firmes développent et gèrent des zones logistiques de plusieurs entrepôts, totalement privées et closes, dont ils sont les seuls responsables : de la construction des bâtiments à l’aménagement en passant par la gestion quotidienne.

C’est précisément sur ces nouveaux lieux du travail ouvrier et sur les mondes sociaux qui se déploient à partir d’eux que porte l’enquête présentée dans cette exposition.

Des vies précaires

Le secteur logistique est le premier employeur d’intérimaires en Allemagne – 21,7 % – et le second en France – 12,2%. Dans les entrepôts étudiés pour cette enquête, la proportion d’intérimaires est supérieure à 30 %. Néanmoins, la situation des intérimaires est différente dans les deux pays. En France, certaines ouvrières et certains ouvriers, le plus souvent jeunes, valides, célibataires et discriminés sur la base de critères sexistes et racistes, privilégient l’intérim pour le surcroît de revenus des « primes de précarité » et l’imaginaire de la mobilité qu’il véhicule. La multiplication des heures supplémentaires, l’enchaînement des missions peuvent ainsi leur permettre de développer des pratiques de consommation qui ne sont pas à la portée des franges les plus précaires des classes populaires (achat de voitures et de vêtements de marque, investissements locatifs, sorties régulières au restaurant, voyages à l’étranger). Ce type de stratégie reste néanmoins difficilement tenable dans la durée parce qu’elle suppose beaucoup d’endurance physique et accélère l’usure des corps.

En Allemagne, refuser un CDI ne paraît pas envisageable pour les intérimaires, tant les différences de revenus sont importantes (de l’ordre de 5 euros bruts horaires) avec leurs collègues embauchés. Accéder à un emploi stable par la signature d’un contrat pérenne signifie très souvent en finir avec de multiples galères : obtenir un titre de séjour pour les travailleuses et travailleurs étrangers, ne plus dépendre d’un mari ou d’un parent violent, obtenir la garde d’un enfant, accéder à un logement décent, réduire le temps de trajet quotidien par l’acquisition d’une voiture.

Une enquête sociologique et photographique au long cours en France et en Allemagne

Le travail photographique présenté dans cette exposition a été réalisé avec la collaboration des chercheurs Clément Barbier, David Gaborieau, Gwendal Simon et Nicolas Raimbault.

Ce travail repose sur une enquête qui a associé photographes et sociologues pendant trois ans, dans le cadre d’une commande contractualisée entre le laboratoire d’urbanisme de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée et des artistes photographes.

L’enquête a commencé sur quatre sites français et allemands, par la réalisation d’un observatoire photographique et d’une première campagne d’entretiens auprès des acteurs de la production urbaine des zones d’activités logistiques. Cette démarche s’est inspirée des observatoires photographiques mis en place à la fin des années 1990 dans plusieurs communes françaises par le Ministère de l’environnement. Le protocoles de prise de vue retenus ont ainsi servi à construire un regard sensible sur ces zones : Cécile Cuny a travaillé sur l’interface entre les entrepôts et l’espace public en reconstituant des linéaires de façades. Nathalie Mohadjer est partie à la recherche de la fragilité des personnes et des choses, déconstruisant l’imagerie du « non-lieu » souvent associée aux zones logistiques. Hortense Soichet a traversé les zones à pied en réalisant systématiquement une prise de vue dans le sens des quatre points cardinaux, puis a installé sa caméra dans deux lieux de sociabilité.

Prenant appui sur ce premier travail, une deuxième campagne d’entretiens a été menée auprès des ouvrières et ouvriers rencontrés en entrepôts. Cette démarche a été complétée par une immersion d’Hortense Soichet dans un entrepôt de livres, où elle s’est intéressée à l’investissement des espaces et à la manière dont ils évoquent la vie au sein du lieu de travail. La troisième étape de cette enquête s’est fondée sur la scénarisation de la rencontre entre ouvrières, ouvriers, photographes, et sociologues. Elle a consisté à sortir des entrepôts pour suivre une vingtaine de personnes dans le cadre d’itinéraires photographiques, durant lesquels elles ont mis en scène leur histoire avec la complicité des photographes et sociologues.

Cécile Cuny, Nathalie Mohadjer, Hortense Soichet. En collaboration avec Clément Barbier, David Gaborieau, Gwendal Simon et Nicolas Raimbault.


Cécile Cuny

Cécile Cuny, WORKLOG ; Emmy-Noether-Strasse, côté pair ; Observatoire photographique de la zone d’activités GVZ-Kassel, juillet 2017 © Cécile Cuny

Née en 1979 à Strasbourg, elle vit à Paris. Photographe et sociologue, elle est diplômée de l’école nationale supérieure Louis-Lumière et docteure en sociologie des Université Paris-VIII et Humboldt de Berlin. Elle a d’abord fait partie d’un collectif avant de pratiquer la photographie dans le cadre de ses recherches. Depuis 2011, elle est maîtresse de conférences à l’école d’urbanisme de Paris et chercheuse au Lab’Urba. Ses travaux se situent au croisement de la sociologie urbaine et de la sociologie politique. Ils intègrent une réflexion épistémologique et méthodologique sur l’image photographique comme modalité de la connaissance dans le champ urbain. Son travail a donné lieu à des expositions, à un livre et a intégré les collections du musée Carnavalet.

cecilecuny.wordpress.com


Nathalie Modhadjer

Nathalie Modhadjer, série Dietzenbach Nord, zone industrielle de Dietzenbach Nord, Frankfurt, Allemagne, 2017 © Nathalie Modhadjer

Née en 1979 à Kassel, elle vit à Paris. Elle a étudié l’histoire de l’art à la Kassel Universität, la communication visuelle et la photographie à la Bauhaus Universität de Weimar et au London College of Communication. Elle travaille pour la presse (Le Monde, M le Magazine, die Zeit, Zeit Magazine, Harper’s Bazaar) et mène des projets personnels avec des chercheurs en sciences sociales ou des organisations non gouvernementales. Son travail porte souvent sur le paysage, le rapport à l’espace et au logement de populations précarisées. Ses travaux sont régulièrement exposés et édités et lui ont permis de remporter des prix internationaux tels que le Abisag Tüllmannn, le Lauréat de Visa de l’Ani et le prix allemand du livre photo argent.

nathaliemohadjer.com


Hortense Soichet

Hortense Soichet, Worklog, itinéraire avec Manuella, région parisienne, 2018 © Hortense Soichet

Née en 1982 à Toulouse, elle vit à Paris. Elle se forme en arts plastiques et photographie à l’Université Paris 8. Photographe et docteure en esthétique, elle partage son temps entre une activité artistique et de commande, un travail de recherche sur les usages de l’image et l’enseignement. Elle mène depuis 2009 un travail sur la représentation des territoires et des modes de vie. En empruntant aux sciences humaines et sociales leurs méthodologies, elle met en place des projets inscrits dans des territoires précis au sein desquels elle travaille à la co-construction d’une image. Ses projets sont souvent réalisés en collaboration avec d’autres artistes, des chercheurs ou encore des amateurs. Fondés sur la rencontre, ces projets allient l’image fixe ou en mouvement au son ou au texte. Elle a exposé entre autres au Liban, au GRAPh-CMi à Carcassonne, à la cité des sciences et de l’industrie à Paris, à la Quinzaine photographique Nantaise, à la Fondation espace écureuil à Toulouse.

hortensesoichet.com


Jours et horaires d’ouverture

Du 13 février au 9 mai 2021.
Du mercredi au dimanche, de 14h à 18h.
Entrée libre.
Fermé le 1er mai.


Documents disponibles

En savoir plus sur l’exposition.
Consulter le dossier de presse.
Consulter le dossier pédagogique.
Livrets n°1, n°2 et n°3 des box ludiques et pédagogiques.
Le catalogue de l’exposition, aux éditions Créaphis.
Lire un extrait de la revue de presse de l’exposition à la Maison Doisneau.
Lire un article sur l’exposition sur le blog photo de Fabien Ribéry.
Pour aller plus loin, voir Paysage français, une aventure photographique sur le site de la BnF.


Partenaires

Exposition coproduite par la Maison Doisneau à Gentilly, le GRAPh-CMi à Carcassonne (membres du réseau Diagonal) et le laboratoire d’urbanisme de l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Avec le soutien de l’Agence nationale de recherche, de I-Site Future et de Labex Futurs Urbains.